La ceinte famille
Je comprends désormais ceci : il est délicat, improbable et sans doute illusoire de vouloir atteindre directement le coeur d'une cible avec une unique flèche. Mieux vaudra l'encercler de petits poinçonnages, délimiter un périmètre tout autour du centre ardent, et puis venir le détacher doucement en suivant les dentelures. Il en va ainsi de la langue de certains, faussement hésitante, comme les épanorthoses de Lagarce, arroser de mots le pourtour d’une idée. Et d'autres encore qui s'efforcent, création après création, d'enlacer le thème de leur obsession. Creuser dans une histoire familiale peut emprunter une telle route : jalonner en cercles et finir par ceindre le totem.
Il y a quelques semaines, je ne les connaissais ni elle, ni lui.
Elle : porte un nom de famille dont la racine latine évoque la réjouissance mais qui étrangement en anglais en est venu à qualifier une forme de surexposition criarde. La lire et l'écouter m'ont apporté de la joie. Latin 1 - Anglais 0. Une druidesse qui alimente le feu de son chaudron avec du bois photographique. Sa potion la plus récente est un formidable portrait de père. Je l'ai goûtée, elle m'a électrisé.
Lui : il a la discrétion, l'inventivité et la rareté des hommes des bois, comme s'il occupait une niche écologique à lui tout seul. Mathématicien, il aurait été Grothendieck, cinéaste, Terrence Malick. Son premier opus, qui évoquait aussi le père, est pour moi un formidable portrait de mère. Je l'ai goûté, il m'a perforé.
Elle passait sur scène près de chez moi pour dire ses Archipels. J'ignorais qu'elle serait accompagnée. J'ignorais que lui, l'homme-musique était aussi l'homme-histoires-dessinées. Dire des textes devant un public en compagnie d'un musicien, je m'y suis livré parfois, et je sais bien que ce n'est pas la performance de l'un ou de l'autre qui fait déflagrer. C'est lorsque les deux tresses s'assemblent que les épiphanies adviennent. Il fut question de magie ce soir-là sur scène. Imaginez dans les années 70, un soir d'été dans leur maison des Maures, Serge et Danièle Rezvani sont debout devant un groupe d'amis, elle se lève pour dire un long texte, et lui prend sa guitare. Magie vous dis-je.
Hélène a dit les monolithes que sont les parents, écrasant le paysage, réduits avec l'âge à des galets que l'on peut prendre dans sa paume, avant la pulvérulence finale. Derrière elle, des images, deux cyprès en négatif, un homme au regard clair levant les yeux comme sur cette image de Saint Dominic Savio, ou un kami de pierre dressé devant un mur de feuilles.
Et puis, alors que j'étais tenté de fermer les yeux pour profiter du pas de deux entre sa voix (à elle) et sa musique (à lui), je me suis mis à observer leurs mains. Les siennes (à elle) effleurant le métal de la tige, une flûtiste qui ausculterait l'air, une aède tâtant le pouls des mots prononcés avant qu'ils ne partent vers le public. Les siennes (à lui) s'affairant autour d'un objet dont je peine encore à croire qu'il s'agissait d'une guitare, tant ce qu'il parvenait à en extraire était autre, et puis il y eut cette danse avec un archet. Enfin ceci : la sienne serrée dans la sienne à la fin de l'acte, côte à côte émus au moment de saluer, pour que le fluide circule encore.
Depuis, je me suis procuré (presque) tout ce qu'ils ont écrit l'un et l'autre, et je les lis.
L'universalité des familles. L'énigme de la photographie. La tonitruante puissance de la narration.
Chère Hélène Gaudy, cher Xavier Mussat, merci pour ce moment de grâce, et pour tous ceux, encapsulés dans vos pages, que je pourrai m'injecter à loisir dans les prochains mois.
Ceints, le père et la mère. Joints, Hélène et Xavier.
La première frise est constituée de 3 cases du roman graphique “Sainte Famille” de Xavier Mussat, publié en 2001 aux Editions Ego comme X. La seconde frise est constituée d’illustrations projetées par Hélène Gaudy lors de la lecture de son ouvrage Archipels (Editions de l’Olivier, 2024) à la Maison de la Poésie à Paris, le 18 novembre 2024.