Le pèse-souffrance
Certaines grandeurs sont plus aisément quantifiables que d'autres.
Imaginez qu'il soit possible, avec ces capteurs qui nous auscultent désormais en continu, de mesurer à cet instant précis la quantité cumulée de souffrance ressentie par l'ensemble des êtres vivants.
Certaines sont plus vives que d'autres me direz vous. Oui, justement, le boitier donnerait une valeur corrélée à l'intensité de la sensation vécue par l'être souffrant.
Certaines, pourtant liées à d'intolérables douleurs physiques, semblent mieux apprivoisées que d'autres, induite par leurs insidieuses soeurs psychologiques. Pour avoir été plutôt épargné par celles-là, et traversé (plutôt : été traversé par) des océans de souffrance mentale depuis plus de soixante ans, je peux témoigner du potentiel dévastateur de celles-ci.
Chaque dispositif transfèrerait son résultat à un imposant pèse-souffrance mondial. Et quotidiennement on pourrait lire ce nombre que j'imagine colossal.
C'est une idée qui m'accompagne et me perfore depuis bien longtemps. La quantité inouïe de souffrance qui règne dans le cosmos.
On m'objectera ceci : que faites-vous de la quantité de joie qui s'exprime dans le monde au même moment ?
C'est que justement je suis convaincu que le pèse-joie fournirait un décompte bien inférieur.
Je me fous de savoir si, comme certaines traditions spirituelles l'affirment, cet amoncellement de souffrance a des vertus rédemptrices.
Je me fous des élucubrations équilaventionnistes qui prétendent que souffrance et joie "ne sont point séparables et marchent main dans la main" (Khalil Gibran).
Je me fous aussi de cette pourtant séduisante explication entropique et statistique que l'on appelle le principe d'Anna Karénine.
Renan et Einstein ont paraît-il dit que la bêtise humaine était l'une des rares choses qui pouvaient donner une idée de l'infini.
Je crois que si l'on cherchait un autre mètre-étalon pour l'infini, on devrait plutôt se tourner du côté de la souffrance du vivant à chaque seconde.
Et c'est pour cela que je classe les métiers en deux uniques catégories, ceux au service de la consolation et du soulagement, et puis tous les autres.
#allégerlasouffrance