Philippe Perez Philippe Perez

La ceinte famille

Je comprends désormais ceci : il est délicat, improbable et sans doute illusoire de vouloir atteindre directement le coeur d'une cible avec une unique flèche. Mieux vaudra l'encercler de petits poinçonnages, délimiter un périmètre tout autour du centre ardent, et puis venir le détacher doucement en suivant les dentelures. Il en va ainsi de la langue de certains, faussement hésitante, comme les épanorthoses de Lagarce, arroser de mots le pourtour d’une idée. Et d'autres encore qui s'efforcent, création après création, d'enlacer le thème de leur obsession. Creuser dans une histoire familiale peut emprunter une telle route : jalonner en cercles et finir par ceindre le totem.

Il y a quelques semaines, je ne les connaissais ni elle, ni lui.

Elle : porte un nom de famille dont la racine latine évoque la réjouissance mais qui étrangement en anglais en est venu à qualifier une forme de surexposition criarde. La lire et l'écouter m'ont apporté de la joie. Latin 1 - Anglais 0. Une druidesse qui alimente le feu de son chaudron avec du bois photographique. Sa potion la plus récente est un formidable portrait de père. Je l'ai goûtée, elle m'a électrisé.

Lui : il a la discrétion, l'inventivité et la rareté des hommes des bois, comme s'il occupait une niche écologique à lui tout seul. Mathématicien, il aurait été Grothendieck, cinéaste, Terrence Malick. Son premier opus, qui évoquait aussi le père, est pour moi un formidable portrait de mère. Je l'ai goûté, il m'a perforé.

Elle passait sur scène près de chez moi pour dire ses Archipels. J'ignorais qu'elle serait accompagnée. J'ignorais que lui, l'homme-musique était aussi l'homme-histoires-dessinées. Dire des textes devant un public en compagnie d'un musicien, je m'y suis livré parfois, et je sais bien que ce n'est pas la performance de l'un ou de l'autre qui fait déflagrer. C'est lorsque les deux tresses s'assemblent que les épiphanies adviennent. Il fut question de magie ce soir-là sur scène. Imaginez dans les années 70, un soir d'été dans leur maison des Maures, Serge et Danièle Rezvani sont debout devant un groupe d'amis, elle se lève pour dire un long texte, et lui prend sa guitare. Magie vous dis-je.

Hélène a dit les monolithes que sont les parents, écrasant le paysage, réduits avec l'âge à des galets que l'on peut prendre dans sa paume, avant la pulvérulence finale. Derrière elle, des images, deux cyprès en négatif, un homme au regard clair levant les yeux comme sur cette image de Saint Dominic Savio, ou un kami de pierre dressé devant un mur de feuilles.

Et puis, alors que j'étais tenté de fermer les yeux pour profiter du pas de deux entre sa voix (à elle) et sa musique (à lui), je me suis mis à observer leurs mains. Les siennes (à elle) effleurant le métal de la tige, une flûtiste qui ausculterait l'air, une aède tâtant le pouls des mots prononcés avant qu'ils ne partent vers le public. Les siennes (à lui) s'affairant autour d'un objet dont je peine encore à croire qu'il s'agissait d'une guitare, tant ce qu'il parvenait à en extraire était autre, et puis il y eut cette danse avec un archet. Enfin ceci : la sienne serrée dans la sienne à la fin de l'acte, côte à côte émus au moment de saluer, pour que le fluide circule encore.

Depuis, je me suis procuré (presque) tout ce qu'ils ont écrit l'un et l'autre, et je les lis.

L'universalité des familles. L'énigme de la photographie. La tonitruante puissance de la narration.

Chère Hélène Gaudy, cher Xavier Mussat, merci pour ce moment de grâce, et pour tous ceux, encapsulés dans vos pages, que je pourrai m'injecter à loisir dans les prochains mois.

Ceints, le père et la mère. Joints, Hélène et Xavier.

La première frise est constituée de 3 cases du roman graphique “Sainte Famille” de Xavier Mussat, publié en 2001 aux Editions Ego comme X. La seconde frise est constituée d’illustrations projetées par Hélène Gaudy lors de la lecture de son ouvrage Archipels (Editions de l’Olivier, 2024) à la Maison de la Poésie à Paris, le 18 novembre 2024.

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Philippe Perez Philippe Perez

Aujourd’hui, je suis né

Pour être plus précis, c'est le jour où nous sommes nés il y a 61 ans. J'ai émergé le premier, mais quelque chose clochait. On me mit en réserve. Lui s'est étouffé à mort et j'ignorerai toujours si j'y fus pour quelque chose.

Par une bien étrange coincidence, mon patronyme est lié à une autre naissance gémellaire relatée dans la Bible (chapitre 38 du Livre de la Genèse). S'étant signalé au monde le premier, Zerah aurait dû être l'aîné, on lui ceignit d'ailleurs le poignet de rouge, mais son jumeau s'expurgea intégralement avant lui, devenant ainsi l'héritier de Juda, et plus tard l'ancêtre de Jésus de Nazareth. A quoi tiennent les choses.

Chez nous, le destin se livra à un autre style de facétie. L'un (lui) a disparu, l'autre (moi) a été caché. Et c'est un autre, plus tard, qui récupéra le droit (et les devoirs) d'aînesse.

61 est un nombre premier. A la différence de l'histoire biblique des enfants de Juda et Tamar, aucun de nous deux ne lutta pour être le premier. Aucun de nous deux ne semblait vouloir l'être. En ce jour anniversaire, nous sommes premiers tous les deux. En forme de clin d’oeil commémoratif, cet ancien jeton de loto, lui aussi ceinturé de rouge, bas-relief émergeant petit à petit de son humus de bois, comme les sculptures des Jardins Statuaires de Jacques Abeille.

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